La lanière de son appareil photo se tend. Rattrapé in extremis. Ses mains se resserrent autour de lui. Petites sueurs froides. (C'était juste.) Mais son sourire se fait amusé - plus sincère, aussi.

- C'était un oui ça ?

Amusé, c'est le mot. S'il doit deviner ça aussi, il n'est pas rendu. La réponse dans le fond, n'a pas vraiment d'importance. C'est vrai, il se pose la question. Mais sa curiosité peut attendre.

- Je suis en filière artistique. Yeux pétillants, comme si le cours de la conversation n'avait jamais dérapé. Tu l'as certainement deviné. Ses mains soulèvent légèrement son précieux compagnon. De même que ma spécialité.

Un petit rire, comme une main tendue. Le sujet est banal, mais la banalité est rassurante. Ce n'est pas vain. Si le petit brun ne fuit pas après ça, c'est qu'il y a encore de l'espoir.

Banalité sans âme. Rassurante, peut-être, mais tout juste bonne à reprendre pied dans un échange plus équilibré. Plus... normal. (Qu'est-ce qui est normal ?) La réaction du petit brun le lui fait comprendre. Un peu distante. Presque froide. Lui faisant un instant regretter son choix de conversation.
Avant que son regard et son geste ne dirige son attention - et la discussion, vers un sujet un peu plus concret. Et sans conteste plus attrayant. Décidément objet de mystères, son appareil, ou plutôt la passion qui lui est associée semble beaucoup l'intriguer. Son sourire se mue en doux flottement sur ses lèvres. Son interlocuteur le sait déjà, il pourrait en parler des heures...

- Quelques-unes... tu veux les voir ?

Couleurs automnales. Son choix de prédilection depuis leur dernière rencontre. Qui n'est pas si lointaine. Rien de très intéressant d'un point de vue purement objectif. Mais sur le sujet, il le sait bien, l'objectivité n'est pas ce que recherche le petit brun. Et il est tout prêt à lui montrer ses maigres clichés, bons ou moins bons.

Pas besoin de parler. Le petit brun le lui a maintes fois démontré. Yeux noirs fixés sur l'appareil, le centre de son attention. Pourtant le jeune homme les relève, un instant. Pour confirmer son accord. Pour accepter sa proposition. Echo joyeux de ses yeux dans son sourire. Il aime les voir briller.
Une lointaine interrogation pointe dans son esprit. (Plusieurs en réalité.) Lui demander ne rimerait pas à grand-chose. Pas maintenant. Pas avant longtemps. Plissement de lèvres. Le photographe se surprend à espérer avoir cette chance. Dans longtemps.

Pour répondre à sa sollicitation, il doit finalement renoncer au contact visuel. Regard baissé pour manipuler les boutons. Son glissant, caractéristique de l'objectif.

- Tu es bien installé ?

Assez proche mais il le sait pas trop près, qu'il se sente aussi confortable pour regarder les photos que par rapport à la position de celui qui tient l'appareil. Qu'il n'ait plus qu'à le tourner.
Ses albums apparaissent sur l'écran. Il sélectionne celui, pas encore trié ni retouché, des photos les plus récentes. Un dossier sans nom. Petit regard à son interlocuteur, accompagné d'un sourire paisible. S'assurant qu'il est prêt. Une fois qu'il en est certain, il ouvre le diaporama.

Lumières d'automnes. Le reflet du soleil au travers des feuilles aux teintes d'ambre. Comme la répétition d'un rituel, il commente, tranquillement.

- Je ne suis pas allé très loin. Ce sont les arbres qui nous entourent. Ceux du parc. Regard doux, tout comme son sourire. Si l'on regarde bien, on trouve des trésors à portée de main.

Plusieurs essais. Les photos de feuilles sur fond de ciel et de soleil se dévoilent comme une série un peu répétitive, pourtant il n'y en a pas une qui ressemble à l'autre. Chacune lui plaît, à sa manière, pour des raisons parfois différentes. Une lumière plus vive, plus profonde, des feuilles aux motifs particuliers, des couleurs passant de l'or à un rouge éclatant... Elles sont uniques. Ce sera difficile de trier.

- Ce sont mes premières prises. Il lui sourit. Je peux écourter si tu préfères.

D'autres patientent silencieusement, n'attendant que sa voix pour être animées. Seulement si son spectateur le souhaite. Cette série continue encore un peu. Ils peuvent prendre le temps. Et peut-être inconsciemment, pousser un peu plus ces lourdes valises du bout du pied.

Un silence, pourtant saturé de sens. Le meilleur de ses alliés. Alors il y glisse à nouveau la mélopée de sa voix. Rayons d'or, reflets d'ambre.

- Et ces veinules...

Routes vives sur fond de feu, la photo les montre avec une netteté remarquable. Effet de contraste saisissant. Nul besoin de préciser plus. Il n'avait pourtant, pas le matériel adapté pour une telle prise. Bientôt.
Un rose pourpré succède peu à peu à l'orangé. Le crépuscule a orné ses clichés d'un voile presque mystique. Un léger embrun, un flou que l'on pourrait croire volontaire. Un effet qui le ravit. Et au milieu des volutes, alors que la voix du photographe s'est tapie dans la brume, une fleur.

- Une rebelle.

Floraison tardive. Corolle d'un blanc velouté au milieu d'un écrin de soie. Paradoxal et carmin. Un peu triste. Elle risque de geler avant d'avoir pu pleinement s'épanouir. Mais cette vision est une fierté dont le sourire de l'étudiant ne peut se cacher. La photo a une saveur d'éternité. La beauté ainsi capturée restera. Presqu'immortelle.

Arrêt sur image. Alors qu'il décrit cette fleur. Ce qu'elle lui inspire. Alors qu'il raconte son histoire. Ce qu'il sait d'elle, comment il l'a trouvée. Il veut la contempler un peu. Tristesse éphémère qui marque son cœur. Le petit brun reste avec lui. Silence patient et passionné. Ressent-il la même chose ? Pensées muettes. Sera-t-elle encore là au moment de l'hiver ? Il a envie de retourner la voir. Peut-être aura-t-il la chance de l'admirer encore, survivante sur un lit de neige.

Frôlement sur sa main. Si léger qu'il aurait pu le manquer. Ses paupières, presque lourdes, s'ouvrent comme s'il les avait fermées. Son visage se tourne d'instinct vers l'origine du contact. (C'est lui...) Surprise qui s'adoucit en sourire. Compréhension mutuelle. Aspiration commune. Ses yeux reposent à nouveau sur la fleur. Lèvres closes, son regard comme un linceul. Ses doigts se sont écartés des boutons.
Douceur à portée de regard. Qui donne envie de la toucher. Une dernière fois. (Peut-être pas la dernière.) Il l'espère. Ce n'est qu'une image sur un écran. Un instant figé dans le temps. Mais cette photo est de celles qui résonnent avec les émotions. Une beauté unique. Un miracle. Cette fleur mérite bien cet hommage.

Le silence s'est installé comme un vieil ami à leur côté. La minute certainement, n'en est déjà plus une. Le temps n'est qu'une variable qui joue avec leur mémoire et leurs sens. Il n'a pas d'emprise sur eux, alors qu'ils ont décidé d'en arrêter le cours.
Velours blanc encré sur leur rétine. Image d'innocence sur l'éclat flamboyant de l'automne. Le crépuscule d'une vie, teinté par les feuilles qui l'entourent.

Mouvement léger à son côté. Le petit brun a terminé sa contemplation. Lui n'en est pas certain, mais il peut toujours y revenir. Ses doigts glissent à nouveau sur l'appareil. Cocon de silence. Il craint presque de le briser. Mais l'étudiant à son côté le lui a fait comprendre. Il a envie de continuer. De l'entendre. (De l'écouter.)
Alors il passe à la photo suivante. La fleur s'efface lentement, ne laissant qu'un fond blanc. Fond blanc qui révèle rapidement une impression bien différente.

- Eh...

Exclamation calfeutrée. Le photographe se fige, un instant. Il ne s'attendait pas à trouver l'un de ses travaux perdus au milieu de ses photos. Il l'a photographié, certainement, à défaut d'un autre moyen de numérisation. Mais il a oublié l'avoir fait.

Esquisse presque monochrome, dont les rares couleurs sont inspirées par la saison du feu. A son sens presque simpliste, le mieux qu'il réussisse à faire pour le moment. Tracé à l'encre de chine et au crayon de couleur, un essai plus qu'un véritable accomplissement.
Le motif est récurrent quelle que soit son humeur. Dragon longiligne doté de cornes, serpentant sans but sur le papier. Gouttelettes d'encre indélébile. Tristesse absorbée par le buvard, qui lui a fait lever le pinceau. Il n'y a plus retouché. Sinon pour graver sa marque à la plume sèche. Signature discrète dans la queue noire du dragon.

- Juste une gribouille.

Voix tranquille, alors que ses doigts tremblent. Ca n'a rien à faire là, au milieu des couleurs vives. La joie de ses clichés, même la mélancolie de la fleur solitaire, contrastent bien trop avec ce tracé malheureux. Il espère que le petit brun ne lui en tiendra pas rigueur. Il passe à la diapositive suivante.

Le défilement a repris, tranquillement. Et sa voix s'immisce dans le silence pour permettre au spectateur d'en apprécier toute la portée. Anecdotes légères, comme cette fois où il a poursuivi un scarabée jusque sous les feuilles. (Quelle bonne idée.) Le petit brun ne lui a posé aucune question sur le dragon. Par respect ou par réserve, il ne le saura pas. C'est mieux ainsi. (Possible.) Porte fermée sur un secret qui ne mérite pas d'être découvert.

La photo d'un crépuscule orangé se fond progressivement dans l'obscurité. Similaire à celui qui imprègne le campus.

- C'était la dernière.

La dernière parmi de nombreux clichés pris sans but et sans ordre, mais avec passion.

- J'espère que la balade t'a plu.

Exploration imagée, une plongée dans son univers désordonné, sans bouée ni cordage.

Ses doigts traînent encore sur l'appareil, comme un regret. Tout a une fin, et ce moment ne fait pas exception. Un bon moment. (C'est suffisant, non ?) Visage tourné vers son voisin, tant pour recueillir ses impressions que pour envisager la suite des évènements. La nuit se faufile lentement dans les couleurs filtrées par les feuillages. Mais ça, il ne le remarque pas.