- Yukio OgawaPersonnel ; prof d'histoire-géo■ Age : 29■ Messages : 342■ Inscrit le : 09/05/2021■ Mes clubs :
Mon personnage
❖ Âge : 28 ans
❖ Chambre/Zone n° : 1
❖ Arrivé(e) en : Fin Janvier 2017
Une pour s’apaiser.
Deux pour oublier.
Trois pour se pardonner.
Et quatre pour dormir.
Yukio observait sur la table les pilules alignées, qui formaient sur le bois vitrifié une colonne solitaire au milieu du désert. L’œil attentif, il passa de l’une à l’autre, y faisant sauter son regard comme s’il s’était agi de minuscules plateformes flottant au milieu du vide. Oblongues, presqu’insignifiantes, les petites capsules ne projetaient aucune ombre, si bien qu’elles semblaient léviter, attendant depuis des siècles de remplir leur office. Habillées d’un enrobage coloré qui masquait la fadeur de leur apparence réelle, les molécules actives dormaient paisiblement, comme plongées dans la torpeur millénaire d’un monstre assoupi. Les pilules étaient là, alignées, comme un rail discontinu dirigé vers la piste aux étoiles.
Encore une fois, le doctorant repensa aux paroles de la pharmacienne, se les répétant comme un mantra, autant pour se rassurer que pour tenter d’en comprendre le sens profond.
Une pour s’apaiser.
Deux pour oublier.
Trois pour se pardonner.
Et quatre pour dormir.
Il avait rencontré la pharmacienne quelques années plus tôt, et n’avait jamais obtenu d’elle autre chose que des maximes sibyllines et résonnantes. Il n’aurait su dire si sa manière de s’exprimer avait toujours été celle-ci, ni si elle se complaisait à poser devant elle des mots aussi concis que comprimés, mais toujours était-il qu’il ne l’avait jamais entendu faire autrement. Elle parlait en syntagmes courts et essentiels, mais chacune de ses phrases renvoyait toujours, en arrière plan, à des implications plus vastes, plus profondes, plus volumineuses. En un sens, elle offrait verbalement des meubles en kit, dont il convenait par la suite d’assembler les planches.
Elle était comme ça, la pharmacienne, un peu dans son monde, et ce qui en filtrait n’était jamais vraiment futile. Pharmacienne : elle ne l’était pas vraiment, d’ailleurs, c’était plus un surnom, une manière affectueuse de qualifier son activité, nomade mais cantonnée à des intérieurs feutrés. Elle passait, elle délivrait, elle pariait sur ce que la chimie pouvait amener à ses prochains. Elle écoutait en silence, faussement inattentive, le regard fixé sur le décor, comme pour éviter de parasiter l’aspect cristallin des sons qu’elle entendait par la vision des gestes et des attitudes corporelles. Elle laissait couler le flot des cordes vocales de ses clients, et finalement, lorsqu’elle tendait la main, elle accompagnait toujours son acte de quelques murmures, bas mais éloquents, d’une voix juste assez haute pour être parfaitement audible.
Une pour s’apaiser.
Deux pour oublier.
Trois pour se pardonner.
Et quatre pour dormir.
Puis elle ramassait sans un bruit les billets posés devant elle, et disparaissait sans dire au revoir, dans un silence tranquille. C’était un peu comme si, à ce moment-là, elle avait déjà fui le monde. Ayant regagné au loin l’insularité de ses pensées souterraines, elle ne répondait plus, et entraînait son corps physique comme s’il s’était agi d’une simple enveloppe, attachée à bout de corde par un esprit déjà parti rejoindre un lointain continent.
Après son départ, comme à chaque fois, Yukio s’était retrouvé seul, avec pour seule compagnie quelques pilules, laissées sur la table comme autant de bouteilles à la mer. Depuis, il contemplait ces minuscules produits de la fuite en avant des sociétés humaines, et il ânonnait, telle une indécise prière adressée à des dieux hypothétiques, les mots de la pharmacienne.
Une pour s’apaiser.
Deux pour oublier.
Trois pour se pardonner.
Et quatre pour dormir.
Il songea aux verbes, l’un après l’autre. S’apaiser, il en avait besoin. Il avait toujours été anxieux. Jours et nuits, ses angoisses encombraient son esprit comme autant de tiques collées à sa peau. Le matin, il se réveillait parfois immaculé, mais au cours de ses journées, il amassait un à un les arachnides hématophages, à chacune des occasions possibles. Chaque faux pas, chaque remarque blessante, chaque éventualité de conflit faisait naître, sur la surface de son cerveau, un petit insecte prêt à aspirer un peu de sa quiétude. A la fin de ses journées, et pour autant qu’il fût sorti de chez lui, il revenait couvert d’araignées fichées dans la tête, et ces dernières ne partaient que peu à peu, d’elles mêmes. Certaines pouvaient rester des années. Certaines étaient là depuis tellement longtemps qu’elles semblaient ne jamais avoir été absentes. D’une légère succion, elles se rappelaient à lui, périodiquement, grévant sa capacité naturelle à se réjouir, à sourire, à se mouvoir.
Une pour s’apaiser.
Deux pour oublier.
Trois pour se pardonner.
Et quatre pour dormir.
Oublier, c’était autant oublier les arthropodes que les souvenirs qui en avaient accouchés. Les petits chélicères ne s’accrochaient à lui que parce qu’il avait une mémoire très exacte de ses moments de gêne, de culpabilité, de blessure émotive. S’arracher de la tête ses mauvais souvenirs était presqu’impossible, mais il n’avait pas trouvé d’autre manière de décrocher les ectoparasites. Les tiques avaient leur rostre profondément enfoncé dans ses souvenirs, et chaque réminiscence proche ou lointaine lui faisait sentir leur présence.
Une pour s’apaiser.
Deux pour oublier.
Trois pour se pardonner.
Et quatre pour dormir.
Se pardonner, les errements, les erreurs, les lâchetés, les renoncements, les blessures. Tant de maillons sur de longues chaînes, qui traînaient et qui tintaient. Le passé était peuplé de ces instants où il aurait souhaité ne pas dire un mot, ou, au contraire, souhaité avoir le courage de parler. Dans le miroir, il y avait ces départs, qu’il n’avait pas empêchés, et ces arrivées, qu’il n’avait pas accueillies. Se pardonner, pour ne plus, à chaque instant, mourir des éventualités tuées par ses fautes. Se pardonner, si seulement ça avait été facile.
Une pour s’apaiser.
Deux pour oublier.
Trois pour se pardonner.
Et quatre pour dormir.
Dormir, enfin. Dormir, et ne plus passer ses nuits à contempler l’obscurité, les yeux ouverts, accrochés au noir des heures s’écoulant. Pouvoir éteindre son regard, et faire cesser, même pour quelques cycles, les insomnies, les cauchemars, les terreurs. Dormir, même pour quelques heures, et peut-être à jamais.
Une pour s’apaiser.
Deux pour oublier.
Trois pour se pardonner.
Et quatre pour dormir.
Yukio observait sur la table les pilules alignées. D’un geste court et précis, il les ramassa, une à une.
Il avala la première, pour s’apaiser.
Il avala la deuxième, pour oublier.
Il avala la troisième, pour se pardonner.
Il avala la quatrième, et il dormit.
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